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Outrances et timidités des dévolutions


Si la campagne électorale n'a pas débattu de l'Europe autrement que pour en dénoncer ses nuisances, les équipes partisanes de communication et propagande n'ont jamais poussé les feux de l'analyse de ses inconvénients. S'éloigner des incantations populaires et des assertions définitives de l'establishment libéral permet de deviner un point d'équilibre à partir des réalités. C'est l'ambition de cette brève de comptoir qui explore l'optimisation de nos interdépendances européennes en opposant insuffisances et exagérations des pouvoirs délégués.

Préambule

Peuple souverain, l'expression est illisible. "Souverain" signifie que je tranche et coupe selon mon bon plaisir, selon mon caprice, où et quand je veux. En quelle occasion le "peuple" aurait-il manifesté son caprice ? Si on le voit comme corps politique structuré (ce qui est discutable), on peut le considérer libre et souverain à l'occasion d'un référendum qu'il aurait lui-même convoqué. Le peuple de la Confédération helvétique est en ce sens souverain. Mais cette souveraineté, encore moins son ersatz français, n'induit pas forcément celle du pays appelé à siéger dans les enceintes supranationales de pouvoir où se mesurent justement l'indépendance et la souveraineté. Sauf pour quelques républiques bananières insignifiantes, la souveraineté le cède partout à l'interdépendance, Suisse y comprise. Elle en a vu les limites dans l'attaque anti-évasion fiscale des Etats-Unis. Nos pays dépendent les uns des autres. Il n'est pas un secteur exempt, même celui de la culture.

C'est dans ce cadre que s'exerce le principe dit de subsidiarité qui, rappelons-le, conserve par devers soi toutes choses que nous pouvons facilement régler et déporte à un étage supérieur d'autres choses qui se font mieux, voire uniquement, à plusieurs. La dispute européenne tourne autour du principe de subsidiarité. Dans l'Union européenne il est régi par l'article 5-§.3 du Traité de Maastricht : « En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l'Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu'au niveau régional et local, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union ». Le texte ouvre la porte des ascenseurs : les pays peuvent naturellement faire monter ou descendre des segments économiques ou autres sur l'échelle des dévolutions. Il suffit de s'entendre entre gens de bonne compagnie et ne point claquer les portes comme des enfants insupportables. Qu'est-ce qu'il ne va pas ?
Il y a de quoi, exemples :

Outrances

L'invasion des normes communautaires donne prise aux critiques les plus sévères. Que le marché commun de libre circulation des biens et denrées soit régi par des normes tombe sous le sens ! Surtout si la production d'un segment donné est destinée aussi à la grande exportation. La norme alimentaire ou la composition chimique d'articles d'usage courant sont des garanties de base. Elles boostent la vente. Mais on ne voit pas bien l'utilité de la normalisation des mesures, diamètres et débits en toutes circonstances, voire même celle des espaces pour handicapés, la largeur des corridors d'hôtel. Que des articles "hors-normes" ne puissent pas bénéficier du label "CE" est... normal ! L'article national sera alors labellisé NF, TüV, BS ou UNI de façon lisible et s'il est bon, les consommateurs (et leurs associations de vigilance) l'achèteront, à défaut, le traîneront au tribunal.
Dans le domaine sociétal (les handicapés, les hôtels en font partie), chaque pays doit pouvoir s'organiser au mieux des intérêts et coutumes de sa population. Pourquoi normer à Bruxelles la qualité de l'eau distribuée à la consommation ? Chaque Etat ou région (Land) est capable de publier sa grille physico-chimique de l'eau potable répondant aux normes mondiales de l'OMS et s'il ne surveille pas, il doit être attaqué en justice par ses consommateurs.

L'outrance sévit aussi sous la forme d'une uniformisation des formats et procédures tendant à pousser à la roue de la fédération européenne. Pourquoi normer la comptabilité des sociétés (norme IFRS) ? L'analyse financière est affaire de spécialistes et uniformiser la présentation des comptes sociaux de Gibraltar à Utsjoki n'apporte rien de plus pour excaver la vérité vraie d'un bilan. Le spécialiste doit apprendre les mœurs comptables de chaque pays comme il le fait déjà pour la Chine, le Japon, la Thaïlande, Singapour, Jersey et l'Australie. Et bien il verra l'inversion des classes de comptes entre l'Allemagne et la France, les spécificités luxembourgeoises, la plasticité britannique, la comptabilité lombarde italienne et notre Plan 1957 qui avait déjà un siècle de retard sur ceux du Reich bismarkien ou de l'Angleterre victorienne. Savez-vous qu'en matière de droits de douane le Plan 57 n'indiquait aucun compte ou sous-compte de la sous-classe 63 ? L'Ordre des experts-comptables suggère de les prendre en frais accessoires du principal (donc ils disparaissent) sinon en 6353 « Impôts indirects ». Qui a dit que ce pays était un grand du commerce mondial ?

Un dernier exemple d'outrance - j'en vois au fond qui pianotent sur leur smartphone.
Bolkestein (en photo)! Ce nom, élevé à la puissance d'une injure, restera la mère des outrances européennes. Que l'ouvrier puisse se faire embaucher dans tout le marché commun sans restrictions est une façon intelligente de fluidifier la main d'œuvre, balançant excédents et déficits, outre la liberté normale de circulation des compétences comme celle des camions. Mais assujettir l'embauche délocalisée au régime social du pays d'origine est pur dumping de la part des pays émergents, surtout de l'Est. Il n'y a pas à comprendre cent pages de justifications bureaucratiques ! Ceux qui se sont prêtés à cette escroquerie devraient être poursuivis, et la directive (largement entamée par les régimes nationaux) devrait être rapportée, remplacée par une ligne de code : "l'Européen travaille où il le souhaite sur tout le territoire de l'Union européenne sans restrictions ni privilèges".

En revanche, certains domaines sont jalousement conservés dans la coquille nationale alors qu'ils seraient mieux gérés à plusieurs. Ce sont parfois des petites choses qui n'ont pas attiré l'attention des technocrates bruxellois ou bien qui ont succombé à la résistance opiniâtre de lobbies particuliers.


Timidités

Rien n'est plus irritant lorsqu'on voyage en Europe de chercher au fond de sa valise l'adaptateur pour prise de courant correspondant au standard national du pays de destination : Tableau des prises électriques (clic). L'Europe a cinq standards de prise, le plus sécurisé est le standard britannique mais il est sans doute trop tard maintenant pour le promouvoir. Tout le monde devrait passer à la prise "Schuko" qui ne bouleverse pas les distances entre broches sauf en Italie. Les grands espaces économiques ont chacun leur standard unique.

L'Abeille-Bourbon au sauvetage
Les nations maritimes européennes gardent des milliers de kilomètres de côtes mitoyennes, toute la Baltique sauf l'enclave russe de Kaliningrad, la rive orientale de la Mer du Nord, idem pour la Manche, la Mer d'Iroise, l'Océan atlantique oriental jusqu'à l'Île de Fer aux Canaries. Norvège et Grande-Bretagne exclues, treize pays sont "mouillés" dans le domaine atlantique. Le bon sens commande à la mutualisation de garde-côtes et pêches par la création d'un corps européen dédié naviguant partout, exerçant les mêmes compétences que les Coast-Guards des Etats-Unis (police, douane, affaires maritimes, alerte et sauvetage). La même chose en Méditerranée où les "bassins" nationaux sont encore plus imbriqués ; huit pays sont mouillés. En dessous, le poisson n'étant pas captif, on peut envisager l'examen d'une possibilité de licence de pêche européenne, mais bon c'est un enjeu très politisé.

Un domaine pas du tout rationalisé est celui des approvisionnements énergétiques. On comprend bien qu'un Bureau central de l'énergie passant des contrats pour un marché de cinq cents millions de consommateurs obtiendra de meilleures conditions que chaque pays séparément. A choisir de négocier du gaz algérien soit dans un tête-à-tête GDF SUEZ - SONATRACH avec tout le contentieux historique et la corruption endémique, soit par un Bureau central d'achats à Rotterdam dirigé par un klootzak de Batave qui fait semblant de ne pas comprendre le français, un entêté impossible à déborder qui a commencé sa vie au biberon de la Royal Dutch Shell, inamovible, apparemment aussi puissant que très con ; le second dispositif obtiendra de meilleurs prix et conditions de cadencement. Parler avec GAZPROM pour 50 ou 500 millions de consommateurs n'est évidemment pas pareil. Le même klootzak sera hermétique aux gesticulations russes. Poser des pipelines pour livrer chez nous pétrole et gaz se fera plus facilement au Bureau central des tubes que dans des discussions binationales à ouvrir chaque cinq cent kilomètres.

Un dernier pour la route, ou plutôt deux, qui n'ont pas besoin d'être développés : le contrôle de la circulation aérienne et l'espace commun téléphonique.

Sur tous ces sujets, il existe des tonnes de rapports, analyses, critiques, mémorandum... tous inutiles. Pour preuve, l'Union européenne va mal, elle n'est pas gouvernée, elle ne se reconnaît pas elle-même, et pourtant elle est le niveau pertinent pour affronter les autres Etats-continents qui n'arrêtent pas de grandir autour d'elle, jusqu'à imposer leurs mœurs commerciales, leurs normes, leurs projets. Ces choses ne se construisent pas pour cinq ans mais sur un demi-siècle. La carence de leadership européen (le leader naturel était la France mais depuis Chirac elle a fait sous elle, nous avons fini avec Harlem Désir, p*tain!), l'arrogance et l'impuissance de la Commission, l'agenda douteux des dirigeants communautaires (Barroso à vendre, demain Juncker), le déclassement des chefs de gouvernement qui sont devenus des directeurs de boutiques achalandées, tout cela nous a fait perdre beaucoup de temps en même temps qu'étaient aiguisés certains appétits extérieurs à la limite de l'anschluss comme le TAFTA. Par chance, Donald Trump ne l'a pas compris et veut s'en défaire. Mais le projet (très avancé en discussions) reviendra à mesure que la Chine montera en pression. C'est un énorme travail qui nous attend. Nous n'avons pas du temps de reste pour jouer aux apprentis-souverains, il y a bien longtemps que la France éternelle est en dépendances, heureusement plurielles.





En conclusion, la dévolution n'est pas un gros mot. Ne conviendrait-il pas de mettre à plat nos coopérations plutôt que de jeter tant d'énergie dans des Frexit, Grexit, Nerxit, Danxit et autres "exits". Inutile de tout jeter à terre de la construction européenne. Les nations qui la composent n'ont pas disparu, les coutumes régionales, nationales demeurent bien vivantes, leurs défauts endémiques aussi. Dans une apparition télévisée la veille du 1er Mai, Marion Maréchal Le Pen, l'esprit le plus aiguisé du Front national, signalait deux fractures graves de l'Union européenne, l'une horizontale séparant pays du nord (l'Europe sérieuse chez RA), pays du sud (l'Europe rieuse) ; l'autre verticale, identitaire, expliquée par l'histoire du XXè siècle, entre les pays neufs d'Europe centrale et orientale et la vieille Europe occidentale. Que les PECOs dégagent m'en touche une sans faire bouger l'autre. Que l'on brise la vieille Europe sur la ligne de fracture nord-sud serait une stupidité, un crime. La France n'y gagnerait rien, nos sœurs latines encore moins puisque nous avons tous les quatre besoin des marchés du nord, des touristes du nord, des investisseurs privés et industriels du nord outre l'imbrication ancienne de nos sociétés. Les Britanniques commencent d'ailleurs à douter de leur mouvement d'humeur anti-polonais ; il leur aurait suffi de casser la directive Bolkestein et d'expulser les doryphores, puis d'attendre les remontrances pour passer aux insultes. Juncker, avec son palmarès de fraudeur fiscal, n'aurait pas longtemps résisté, la Commission se cassait comme une noix.

Il faut donc rénover, il suffit de rénover. Sans doute pas quand même avec la technocratie bruxelloise mais entre chefs d'Etat, sans même convoquer la Commission qui doit être reproportionnée à son niveau réel de secrétariat exécutif. Qui aura les burnes nécessaires pour convoquer à Rambouillet les pays fondateurs et l'Espagne afin de redéfinir le projet à l'aune des défis planétaires qui se dessinent. Les autres pays suivront ou quitteront, bon voyage ! Finalement, ce qui manque chez les hommes d'Etat européens, c'est d'avoir perdu assez de sang et de larmes pour se comporter en hommes ! Nous sélectionnons la sous-race éduquée dans la ouate !

Reste une question (habituelle sur Royal-Artillerie) qui n'a jamais été posée officiellement aux peuples européens, à chacun d'eux : voulez-vous une confédération ou une fédération ? L'issue est fort simple : les pays ayant choisi la fédération entreront comme entité unique dans la confédération des autres.




Ceci est la dernière contribution de Royal-Artillerie à la dispute présidentielle. Le débat du second tour, qui a occupé toute la soirée du 3 mai, a montré qui avait un projet cohérent, certainement difficile à mettre en œuvre contre les corporatismes de tous ordres, et qui avait déjà perdu dans sa tête pour se livrer à l'invective et à l'insulte, faisant même l'économie du respect dû à l'électeur indécis pour tenter de rassembler les voix qui lui manquaient. Madame Le Pen n'a pas la carrure, et définitivement pas l'intelligence du mode de scrutin !


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